TANTRA 82
C'est une histoire personnelle écrite à un âge où l'on se construit, où les expériences tiennent lieu de fil conducteur, sans trop savoir si elles seront couronnées de succès ou cul de sac existentiel. Je ne joue d'aucun instrument de musique, après quelques tentatives adolescentes, trop de temps pour trop peu de résultats. En 82, je traversais une période difficile et me retrouvais au chômage, vaquant à quelques occupations dans la bonne ville de Nantes, sans le sou, hébergé aimablement chez un couple d'amis, puis habitant dans un appartement miteux, fort bruyant mais peu cher. Je passai souvent mes week-end à la campagne, avec mon fils, chez ma mère. Celle-ci m'informa un jour qu'un ami à moi avait téléphoné pour prendre de mes nouvelles, ne sachant où me joindre, avait laissé un numéro de téléphone, que c'était important, qu'il avait besoin de me voir.
J'appelai, trop content en ces temps compliqués que quelqu'un s'intéresse à moi.
L'ami en question créait une entreprise dans la région, pas loin, de lutherie industrielle et me conviait, si j'étais disponible, à visiter les locaux et plus si affinités. Avec cet ami, nous avions partagé de bons moments quelques années auparavant, le retrouver me faisait plaisir tout en me remplissant de circonspection. Distants de trente kilomètres au plus, les "locaux" de l'établissement se sont avérés être deux hangars en pleine campagne, dont un vide, et l'autre encombré de machines-outils dont je ne soupçonnais même pas l'existence.
N'ayant pas de moyens d'existence avérés, je l'écoutais vendre son projet, déjà avancé, convaincu par avance de la nécessité pour moi de gagner quelques sous, de m'occuper, peu m'importait l'activité, l'adaptation, en ces circonstances, était le maître mot. Je découvris par la même occasion ses "associés", mot entre parenthèses tant ce mot me paraît aujourd'hui risible au regard de ce qui se passa ensuite mais c'est une autre histoire.
Nous étions en Juin. Je quittais Nantes, évacuais l'appartement, me retrouvant pour partie chez mes parents et dans un logement provisoire près de l'usine. Je ne m'étendrais pas sur l'organisation approximative voire inexistante qui prévalait, compensée par une débauche d'énergie affolante, une croyance quasi mystique dans la réussite de la fabrique d'instruments de musique, le tout, j'ai oublié de préciser, s'accompagnant de l'existence d'un groupe de rock. Rien que de très normal dans l'univers de la musique, on ne compte pas ses heures, on est tous frères, tous ensemble, etc...mais la réalité a ceci de désagréable qu'elle se rappelle à vous de manière assez brutale, très concrètement par la nécessité de faire rentrer l'argent, qui jusque là, ne faisait que sortir, ce qui ne manquait pas d'inquiéter fortement nos banquiers. J'étais en charge du relationnel extérieur, fournisseurs, banquiers, presse et partenaires, intéressés par cette bande de musicos, eux aussi un peu inquiets de la tournure des évènements jusqu'à ce que...nous fîmes le buzz, comme on dit maintenant, et mis au concours pour l'obtention d'un chèque de donation d'une fondation d'entreprises, à charge pour nous de montrer notre savoir faire dans le domaine qui était le nôtre. Les multiples contacts pris cet été-là portèrent leurs fruits. Un producteur nous contacta, histoire de savoir si nous étions capable de construire un instrument unique pour le spectacle de Johnny Hallyday programmé à l'automne, la réussite de ce coup d'éclat ne pouvait qu'installer notre notoriété et assurer la pérennité de notre petite entreprise. Les yeux brillent, l'emballement guette, un modérateur serait nécessaire à cet instant mais non, bingo, on fonce...dans le mur.
La création artistique et le monde industriel sont deux univers aux logiques inconciliables...dans une même personne et nous n'avons pas vu venir l'impossibilité de tenir nos engagements antérieurs. J'ai alerté mon ami sur le danger de mobiliser notre temps pour un feu de paille médiatique, certes intéressant sur le plan publicitaire mais avions nous les moyens de cette bulle et n'était-il pas préférable de se concentrer sur le renforcement des méthodes industrielles, moins glamour mais plus efficace en terme de viabilité financière. Je ne fus pas suivi. La fuite en avant qui en résultât aboutit à l'instrument dont vous voyez l'image ci-dessus. Nous eûmes le prix de la Fondation d'entreprises, nos photos dans de multiples supports presse, télé, radio, j'en passe, le débordement populaire dans la campagne qui nous abritait fut à la mesure de l'anonymat qui baignait ce coin perdu.
Il y eût un effet ciseau décisif et dévastateur : l'écho médiatique fut tel qu'il franchit les frontières et la charge m'incombant, les commandes ont afflué vers un outil industriel en sommeil dont les machines avaient été mobilisées pour...Johnny et son spectacle et j'eus, la mort dans l'âme, à contacter les clients pour annuler lesdites commandes.
Fermez le ban. Les conséquences sur le plan humain restent pour moi un mystère. Dans ce genre de débâcle, il faut un responsable, un bouc émissaire. Je refusai de porter le chapeau de ce que j'avais prédit, me retrouvant sur la sellette. Il y eût une scène d'explications fort désagréable et je n'ai plus jamais revu cet ami, ainsi que ces acolytes ou devrais-je dire, disciples.
L'entreprise mit quelques mois à agoniser, laissant une ardoise conséquente dans les établissements du coin et beaucoup d'amertume dans le coeur de ceux qui y avaient cru.
C'était une petite histoire anecdotique, en marge de la vie, et de la mort du chanteur populaire que fut Johnny Hallyday.