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Le tunnel

Publié par gilles cochet

Le tunnel

Eu égard à ce qui se passe en mer au sud de l'Europe, je me suis souvenu d'un texte que j'avais écrit il y a environ quinze ans. A vous de juger.

Tunnel.

Ils sont arrivés par le tunnel. Personne ne les attendait, mais alors, vraiment personne. Surtout pas eux. De partout, ils venaient de partout, d'Europe, d'Asie, d'Afrique et même d'Amérique. Comment ? A pied semblait-il. Mais dans quel état ! Mon dieu ! Dépenaillés hirsutes, sales et maigres, à faire peur. Inutile de se faire peur, ils étaient là maintenant, des centaines, des milliers, hordes de désespérés, enfants aux yeux écarquillés, ces yeux qui vous fixent, vous accusent en silence, accrochés aux pantalons de leur père, aux jupes de leur mère.

Qu'est-ce que je fais ici ?

Maman, pourquoi il me parle le monsieur, qu'est-ce qu'il me dit ? Je sens qu'il m'aime bien mais je ne le connais pas, moi, on m'a toujours dit qu'il ne fallait pas répondre aux étrangers. Maman, je veux rentrer à la maison, Maman, on rentre, dit, allez, on s'en va.

Mais qu'est-ce que tu fais, maman, tu lui parles aussi, tu lui souris même ! Il est si gentil que ça le monsieur ? Où va-t-on ?

Maman, j'ai faim ! Il va nous donner à manger, le monsieur ? Oui ? C'est vrai. Je veux des nouilles, moi, j'aime bien les nouilles, ça fait si longtemps. C'est déjà prêt? Maman, c'est pour nous ? Dis-moi, tu ne dis plus rien ! Manges, que tu me dis! Ou c'est ? Ah ! Oui, des nouilles.

Maman, j'ai si faim ! J'ai si faim ! Je peux ? Je mange. J'en mets partout, sur la table, sur les genoux, par terre et un peu dans la bouche. Ca y est, j'ai tout mangé. J'en peux plus. Y'a du gâteau ?

Non, pas de gâteau !

Tant pis ! Ce sera pour la prochaine fois. Dis, y'en a du monde ici, hein maman ? Qu'est-ce qu'ils font , tous ? Ils aiment les nouilles presque autant que moi.

Ils sont repartis aussi vite qu'ils étaient venus. Rien compris, je n'ai rien compris. Tranquille, attablé dans ce bistrot, comme d'habitude. Il ne se passe jamais rien. Tout à coup, ce flot humain, une digue s'était rompue quelque part dans le Sud. Depuis quelques années, la construction donnait des signes de faiblesse. Je le savais, j'étais Vérificateur pour ce genre de construction, ponts géants, ville-immeuble, tunnels transcontinentaux et toutes les digues construites en 2030-35 suite aux affrontements sanglants dans le Sud de l'Europe. Je l'avais signalé dans divers rapports mais sans succès. "on" ne me prenait pas au sérieux. J'étais le seul à avoir remarqué les lézardes et autres fissures apparues près de Gibraltar, point le plus sensible des 3200 kms de digues. Nous étions vingt-cinq à faire ce boulot. Fastidieux, il l'était mais nécessaire. Certains vérifiaient, d'autres pas. Les rapports se succédaient, semaine après semaine. Plusieurs années sans faille et la routine l'emportait, personne ne lisait les rapports qui s'entassaient dans une salle d'archives où nul ne mettait les pieds. La confiance dans la solidité et l'invulnérabilité des digues était totale, aveugle. Pas de quoi s'affoler.

Je m'étais demandé si je n'avais pas rêvé, refait la vérification, aboutissant au même résultat. Rien à faire, personne ne bronchait. En ce moment, je suis en congé. Bien qu'averti par les conclusions de mon travail, je suis secoué par ce que je viens de voir.

Ce gosse, avec ses nouilles, hallucinant ! Et le type qui discute avec sa mère comme si elle habitait l'immeuble. Le restaurant, envahi, submergé et déjà déserté dégage une atmosphère fade de nourriture industrielle pré-cuite. Ecoeurant ! Ou sont-ils maintenant ? Dans l'immeuble d'à côté; ils se sont engouffrés dans le deuxième tunnel, à droite de la place. Pas de problème, ils passeront, il n'y a pas de milice dans celui-là, ni de chausse-trappes. Dans le premier, ils y seraient restés, enfin, façon de parler: cent de tunnel, des rayons optiques et le sol se dérobe sous vos pieds, rien à faire: dessous, la mort et...le recyclage.

Pour l'instant, ils sont tranquilles mais pas pour longtemps. Il y a la LOI: refoulement. Retour à la case départ. Vivants si possible. Je dis si possible car dans ce cas, la milice intervient. Elle n'est pas d'une patience d'ange: un appel au calme et cinq minutes d'attente, cinq minutes pour se calmer. C'est peu, surtout en groupe, ceux-là ne semblent pas particulièrement sages. Le calme ou la mort, peu de choix, la LOI, toujours.

Je parle, je parle, mais je dois rentrer, "on" va sûrement me convoquer.

Maman, il fait noir là-dedans, j'y vois rien, moi ! Pas si vite, tu me fais mal ! Mais pourquoi courent-ils ? J'ai de petites jambes, moi. Te lâcher ? Ca va pas, non ? Et de serrer plus fort la main de ma maman. Et on court toujours dans le noir ! Tiens, la lumière, ce n'est pas trop tôt ! J'ai mal au coeur d'avoir trop couru juste après manger. Je sens les nouilles qui remontent, Beurk ! Bon, on fait quoi maintenant ? Qui sont ces gens ? Ils n'ont pas l'air commode, y'en a un qui parle très fort et fait de grands gestes. Tout le monde s'agite dans tous les sens. Maman ! Maman ! Ne me laisses pas ! Sa main ne me tient plus que par un doigt, ele me reprend, me perd, m'agrippe à nouveau.

Elle tombe et moi avec. Beaucoup de bruit ! Des gens qui pleurent, qui crient, des coups de fusil, j'ai mal.

Maman, ta main, où elle est ta main ? Ah, la voilà ! Dis, elle est toute froide ta main.

Maman, maman. MA-MAN !!!

Monsieur T.

Ces rapports que vous dites nous avoir envoyé, où sont-ils ?

Vous semblez étonné. Je vous ai fait venir parce que l'incident d'hier vous implique personnellement. Je n'ai jamais eu entre les mains le moindre rapport concernant l'état des digues du Sud-Ouest. C'est votre secteur, je crois. Les vagabonds que nous avons neutralisé hier sont passés par votre secteur, exactement ici, montrant du doigt un point sur la carte. Cela ne se reproduira plus.

Nous allons murer les tunnels et renforcer les effectifs dans les passges non protégés. Quant à vous, vous irez rejoindre les unités de construction du mur de l'Est, nous commençons à avoir quelques soucis de ce côté. Vous savez, c'est une lutte permanente, il ne faut jamais baisser la garde, ne l'oubliez pas. Vous pouvez disposer.

J'étais attéré. Responsable d'une "neutralisation", en d'autres termes, d'un massacre.

Nous étions tous coupables.

Coupable de cette course en avant, de l'égoisme fondamental qui nous avait guidé pendant des siècles, pour en arriver là.

Un mur de plus ne changerait rien à l'affaire, nous étions condamnés, à brève échéance, et nous le savions.

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